Voici une description efficace de Madeleine Delbrêl : « Son originalité si riche, une fois mise au service de l’originalité inventive de Dieu et nourrie par elle, faisait d’elle un être extraordinairement unique. Physiquement fragile, déterminée, énergique et douce : elle possède une rare gamme d’expression, de rencontre, d’accueil : c’est toute une vibration du plus profond, une recherche de syntonie. Cette « femme vieillissante » a, dans ses gestes, la délicatesse d’une mère, et c’est la bonne camarade qui partage les efforts fraternels. Un potentiel explosif de sensibilité, d’imagination, de sentiment, qui la rend si capable de souffrir, est mis au service d’une intelligence sereine du
cœur, et constitue une fête de la vie au fond d’une humanité marquée par un stigmate joyeux : l’orientation vers l’espérance» (PAPASOGLI, Benedetta, “Madeleine Delbrêl: l’inquietudine della frontiera”: Letture 33/1978, 760).
Sa figure, ses écrits, toujours imprégnés de tant d’humanité et de douceur, très ferme et pleine de sensibilité, lumineuse au point de transfigurer des humanités et des lieux sombres et insignifiants, ont beaucoup à dire pour les chrétiens et pour l’Église de notre temps.
Elle a préparé le Concile, et a aidé beaucoup de personnes à le désirer, à comprendre le défi d’une Église qui sortait du vide triomphalisme et retrouvait son essence, sans en perdre la beauté, la solennité, l’autorité. Une Église qui était maîtresse, peu écoutée, parce qu’elle ne savait plus être mère et qui se contentait d’être marâtre, au point de perdre des générations entières.
Madeleine est la femme de la mission, mais pas comme nous l’aimons parfois dans nos plans de généraux toujours vaincus ou dans les stratégies de laboratoire, c’est-à-dire loin de la rue, mais pour la passion humaine qui lui venait de l’Évangile, qui nous implique dans son regard plein de compassion, pour lequel la foule, autrement menaçante ou coupable, devient un troupeau de brebis perdues, mais qui fait pleurer, parce qu’elles sont fatiguées et épuisées.
Voici la passion radicale et absolue qui animait Madeleine et qui nous implique encore, nous faisant retrouver ce regard de Gaudium et Spes, pour lequel les joies et les espérances de l’humanité sont les nôtres, car l’humanité de Jésus répond complètement à tout ce qui est humain. Donc tout, sauf un facile christianisme d’ordonnance, d’une militance non requise qui a ensuite laissé place à un individualisme qui a facilement cherché ailleurs les réponses perçues comme plus faciles ou plus complètes.
Madeleine nous aide à regarder le monde autour de nous sans pessimisme et sans la compétence froide des experts, qui analysent, mais n’aiment pas. Elle voyait une terre de mission, même quand il pouvait y avoir tant de raisons de complaisance et même si l’on pouvait être accusé d’affaiblir l’Église elle-même, comme si les problèmes n’existaient pas ou ne nous concernaient pas et étaient donc inutilement assumés. Donc ni la chrétienté qui couvrait une réalité étrangère et distante, mais pas non plus la condamnation d’un monde qui s’éloignait.
Seules les âmes les plus sensibles et évangéliques s’interrogeaient sur les «lointains», allaient les chercher et ne les accusaient pas en pensant ainsi défendre le troupeau. Seuls quelques-uns, alors, se demandaient si leur éloignement était aussi de notre faute et non de la leur, et seuls quelques-uns savaient lire dans cette distance en réalité le désir d’une nouvelle proximité, d’une présence qui manquait, mais dont on ressentait le désir.
Voilà, une Église Mère, comme l’a indiqué de tant de manières le Pape François, et une Église communauté, parce que la rencontre avec le Seigneur se fait toujours par le véhicule de notre humanité, à laquelle le Maître confie toute la sienne. Le Cardinal Suhard cherchait les saints qui vont en enfer et pleurait en regardant les banlieues, les périphéries anonymes, infinies et déchristianisées. Madeleine ne restait pas à regarder, ne se refermait pas dans un monde sûr, ne cherchait pas des espaces intelligents mais toujours distants de la vie telle qu’elle est. Vraiment la mission non pas pour perdre l’identité, comme certains le pensaient et le pensent, mais précisément pour la trouver! Et si nous avons peur de la perdre, cela signifie que nous en avons peu ou que notre identité ne se vit que dans une démarche purement identitaire et non par la clarté de l’amour et de la sainteté qui nous fait prendre les serpents sans crainte de mal.
Ce n’est pas un hasard si le Pape François a utilisé des mots de Madeleine pour conclure l’assemblée synodale du Synode des Évêques. Je veux lire avec vous tout son discours par lequel il a conclu les travaux qui ont approfondi la synodalité, dimension constitutive de l’Église et non opportuniste, qui nous pousse à marcher – parce qu’on ne la comprend que dans la dynamique, sinon c’est une distribution de rôles, des considérations de pouvoir – et donc à se penser ensemble avec tous.
Le Pape François a été critiqué par certains précisément pour ce “tous”. Comment tous ? Faut-il clarifier avant ? Si c’est tous, alors tout est pareil ! Au lieu d’être tous frères (nous devons toujours apprendre à nous reconnaître, à l’être, n’attendons pas de nous appeler tous frères après avoir tout compris !) et puis cela risque de tout faire entrer. Et alors on lève à nouveau les digues, avec des préoccupations compréhensibles, celles de défendre la maison, qui autrement devient un hôtel, anonyme. En réalité, l’Église est une maison pour tous et elle devient un hôtel précisément en se fermant et en ne mettant plus au centre Jésus et son cœur qui continue à nous aimer : Dilexit nos.
Bien sûr, quand tout le monde entre – car Jésus veut atteindre tout le monde, sans frontières, sans classement, sans distinctions préalables – il entre un peu de tout, avec le désordre de notre humanité. Mais Jésus nous prend, tels que nous sommes, informes, bruts, et travaille en nous, laborieusement pour Lui, avec la seule loi qui nous transforme vraiment et qui motive toutes les lois, les règles : l’amour, le sien jusqu’au bout et le nôtre si nous ouvrons enfin notre cœur. Mais nous pouvons y parvenir en restant à l’intérieur, non à l’extérieur, et nous ne pouvons le communiquer que si nous entretenons une relation, et non en envoyant des ordonnances de service, quelque décret ou, pire, quelque jugement, même s’il est parfait dans une vérité qui devient pierre et non miséricorde.
Ecoutons donc le discours du pape François :
«Ma tâche, comme vous le savez bien, est de préserver et de promouvoir – comme nous l’enseigne saint Basile – l’harmonie que l’Esprit continue de répandre dans l’Église de Dieu, dans les relations entre les Églises, malgré toutes les difficultés, les tensions et les divisions qui jalonnent son parcours vers la pleine manifestation du Royaume de Dieu, que la vision du prophète Isaïe nous invite à imaginer comme un banquet préparé par Dieu pour tous les peuples. Pour tous, et dans l’espérance que personne ne manquera à l’appel. Tous, tous, tous ! Personne dehors, tous. Et le mot clé est celui-ci : harmonie. Ce que fait l’Esprit, la première grande manifestation, le matin de la Pentecôte, c’est d’harmoniser toutes ces différences, toutes ces langues… Harmonie. C’est ce qu’enseigne le Concile Vatican II lorsqu’il dit que l’Église est « comme un sacrement » : elle est le signe et l’instrument de l’attente de Dieu : Il a déjà dressé la table pour tous et tout le monde est attendu. Sa Grâce, par l’intermédiaire de son Esprit, murmure des paroles d’amour dans le cœur de chacun. Il nous est
donné d’amplifier la voix de ce murmure, sans l’obstruer ; d’ouvrir des portes, sans ériger de murs. Combien de mal font les femmes et les hommes d’Église lorsqu’ils érigent des murs, combien de mal ! Tous, tous, tous ! Nous ne devons pas nous comporter comme des «dispensateurs de la Grâce » qui s’approprient le trésor en liant les mains du Dieu miséricordieux. Rappelez-vous que nous avons commencé cette Assemblée synodale en demandant pardon, en éprouvant de la honte, en reconnaissant que nous sommes tous des miséricordiés.
Il y a un poème de Madeleine Delbrêl, la mystique des périphéries qui exhortait à : « surtout ne pas être raide » – la rigidité est un péché, c’est un péché qui saisit parfois les clercs, les consacrés et les consacrées -. Je vous lis quelques vers de Madeleine Delbrêl, qui sont une prière. Elle dit ceci:
Car je pense que vous en avez peut-être assez des gens qui, toujours, parlent de vous servir avec des airs de Capitaines, de vous connaître avec des airs de professeurs, de vous atteindre avec des règles de sport. de vous aimer comme on s’aime dans un vieux ménage.
…
Faites-nous vivre notre vie, non comme un jeu d’échecs où tout est calculé, non comme un match où tout est difficile, non comme un théorème qui nous casse la tête, mais comme une fête sans fin où votre rencontre se renouvelle, comme un bal, comme une danse,
entre les bras de votre grâce, dans la musique universelle de l’amour.
Ces vers peuvent devenir la musique de fond avec laquelle nous accueillons le Document final. Et maintenant, à la lumière de ce qui a
émergé du chemin synodal, il y a et il y aura des décisions à prendre.
En ces temps de guerres, nous devons être des témoins de la paix, en apprenant aussi à donner une forme concrète à la convivialité des
différences».
Mission et joie de l’Évangile.
Voilà l’extraordinaire actualité de Madeleine, douce sœur qui encourage parce qu’elle nous aide à trouver la passion et nous implique dans la sienne.
Voici quelques caractéristiques de Madeleine qui, je crois, ont beaucoup à suggérer tout autant d’instances fondamentales du pape François et que le nouveau Pape, Léon XIV, a voulu souligner, en les faisant siennes : « Le retour à la primauté du Christ dans l’annonce (cf. n. 11) ; la conversion missionnaire de toute la communauté chrétienne (cf. n. 9) ; la croissance dans la collégialité et la synodalité (cf. n. 33) ; l’attention au sensus fidei (cf. nn. 119-120), particulièrement dans ses formes les plus propres et inclusives, comme la piété
populaire (cf. n. 123) ; le soin affectueux des derniers, des exclus (cf. n. 53) ; le dialogue courageux et confiant avec le monde contemporain dans ses diverses composantes et réalités (cf. n. 84 ; Concile Vatican II, Const. Past. Gaudium et spes, 1-2) » (Discours, 10 mai 2025).
Cela se produit « en marchant avec vous sur le chemin de l’amour de Dieu, qui veut que nous soyons tous unis en une seule famille. Amour et Unité : ce sont les deux dimensions de la mission confiée à Pierre par Jésus. […] « je voudrais que ce soit notre premier grand désir : une Église unie, signe d’unité et de communion, qui devienne ferment pour un monde réconcilié. ». C’est précisément ce que nous servons et représentons dans nos communautés que nous présidons dans la charité. Le pape Léon nous a rappelé pourquoi : « À notre époque, nous voyons encore trop de discorde, trop de blessures causées par la haine, la violence, les préjugés, la peur de l’autre, par un paradigme économique qui exploite les ressources de la Terre et marginalise les plus pauvres. Et nous voulons être, au cœur de cette pâte, un petit levain d’unité, de communion, de fraternité. Nous voulons dire au monde, avec humilité et joie : regardez le Christ ! Approchez-vous de Lui ! Accueillez sa Parole qui illumine et console ! Écoutez sa proposition d’amour pour devenir son unique famille : dans l’unique Christ, nous sommes un. […] Frères et sœurs, c’est l’heure de l’amour! […] Ensemble, comme un seul peuple, comme des frères tous, marchons vers Dieu et aimons-nous les uns les autres».
C’est le temps de l’amour, non celui du déclin.
Souvent, nous sommes confrontés à l’accent mis sur la nécessité de renforcer les défenses de notre maison qui est l’Église, perçue plutôt comme une forteresse assiégée et vaincue. Il est évident que personne ne minimise la désertification spirituelle, que Delbrêl voyait avec lucidité et à l’avance, les changements du monde des périphéries éloignées de l’Église. Elle se révèle une vraie mystique les yeux ouverts, c’est-à-dire spirituelle et sociale à la fois. N’est-ce pas cela le chrétien ? Parole de Dieu et journal, eucharistie et ‘café du commerce’ ! Le frère aîné – pensons à la parabole de l’évangile – qui n’accepte pas que la vérité ne soit pas la sienne mais celle du père, qui pense – avec
obsession et des distorsions malades – défendre la vérité et l’identité de la maison en rompant la fraternité et en accusant le père lui-même.
En revanche Madeleine Delbrêl, loin d’être ingénue, consciente des souffrances profondes de l’humanité, indique une normalité chrétienne pleine de passion, libre de la présomption et des jugements négatifs estimés nécessaires pour la vérité, tandis qu’ils ne produisent que l’effet d’éloigner. Cela explique son style de proximité humble et fraternelle. Quelqu’un s’interroge sur ce que signifie
proximité (parfois certaines discussions me semblent les justifications de cet homme qui voulait toujours comprendre qui était son prochain !) proximité qui apparaît générique et uniquement philanthropique. Non. La proximité est la compassion de Jésus, bon samaritain envers tous, qui nous rend proches et la demande aussi à nous tous.
C’est la compassion pour les brebis fatigués et épuisés d’une foule que nous pourrions juger comme sans berger par sa faute, alors que nous sommes envoyés à l’aimer en comprenant et en faisant nôtre sa souffrance. Une église mère, “une miséricorde révolutionnaire” qui fait siennes « les exodes du peuple des pauvres et les sursauts du monde » (OC 13,216). La véritable proximité exige un témoignage évangélique intégral, c’est-à-dire vrai, personnel, pas médiocre, pas banal. Et cela commence par le partage de vie indispensable pour transmettre, mais aussi pour comprendre la Parole de Dieu. Mais comment parler avec des milieux athées ou indifférents ? Madeleine nous enseigne que ces milieux sont des conditions favorables à notre conversion, c’est-à-dire, vivre les déserts spirituels contemporains,
comme ceux qui cherchent à tâtons, comme des aveugles et donc douloureusement, à la recherche de la lumière.
Dans un monde de tant de présomption et performances, qui se prend au sérieux et ne sait pas rire de lui-même, aussi parce qu’il humilie ou juge l’autre, Delbrêl nous enseigne à rire de nous-mêmes et de nos contradictions, à porter les fardeaux avec légèreté, car avec amour, à chercher l’essentiel pour être des “charnières de chair et charnières de grâce”. Le 16 septembre 1964, remerciant pour le don de Papa Jean XXIII, lors d’une conférence pour des étudiants universitaires, elle affirmait: Nous ne sommes pas les premiers à devoir, en tant que chrétiens, étrenner un « temps nouveau ». D’autres ont dû, avant nous, marcher sur des sols inconnus, sans pouvoir imiter un précurseur, un camarade. Mais Dieu reste Père, il n’éprouve pas pour faire tomber en tentation. S’il le faut il nous envoie des guides… et la grâce de les reconnaître. Dans ces temps nouveaux toutes les cartes routières sont inutiles ; chaque nouveau monde en est dépouru.
Nous ne sommes pas à la recherche de navigateurs qui résolvent tout et nous enlèvent l’inquiétude du chemin, lorsque nous devons faire nôtre l’inévitable aventure de marcher, de chercher, certes péniblement, la rencontre avec l’autre personne. Par rapport à ce qui se passait pour les chrétiens du passé, dans son célèbre texte Spiritualité du vélo, elle écrit: Mais pour nous, c’est dans un libéralisme un peu fou que joue l’aventure de votre grâce. Vous vous refusez à nous fournir une carte routière. Notre cheminement se fait de nuit. Chaque acte à faire à tour de rôle s’illumine comme des relais de signaux.
Et dans Ville Marxiste terre de mission affirme: Chaque action chrétienne va devoir investir un effort de discernement, une volonté de discipline, un souci d’adaptation, une recherche de fidélité dont le poids total mieux estimé nous protégerait des activismes en surface et de leurs toxines de déséquilibres. Il s’agit d’une obéissance inventive.
Nous pouvons croire qu’il est maintenant nécessaire de mettre de l’ordre, qu’il y a trop de confusion, qu’il est nécessaire de penser à nous-mêmes sinon nous nous perdons. C’est une tentation. Ce n’est qu’avec la passion pour les autres et avec un esprit libre que nous pouvons trouver l’identité que nous recherchons, et alors nous trouvero l’ordre et les réponses nécessaires, toujours sereinement poussés par l’inquiétude religieuse : « si le monde refuse Dieu, le cœur de chaque homme est fait pour Dieu».
À une amie en quête, elle confiait:
Il y est depuis vingt siècles […] que tu le veuilles ou non il y a son cri terrible «J’ai soif » qui crie en toi. Bouche-toi les oreilles, fuis-le, essaie de ne pas comprendre, il faudra un jour que tu saches ce qu’il y a dans ce cri de divine, de radieuse exigence.
Et quand dans ta grande pauvreté tu diras « Seigneur, je n’ai rien à vous donner», c’est lui qui te donnera l’eau vive, tant et tant que tu croiras en mourir. Vois tu, ma chérie, pour y être passée, et terriblement, dans l’horrible nuit de la négation, je sais que ce vide qui crie en nous son angoisse, c’est déjà la voix du pasteur. Je crois qu’il t’aime comme il nous aime tous et que son immense, son terrible amour, saura bien te conquérir parce que tu es malgré tout une âme de bonne volonté. Pardonne-moi si je te parle ainsi en toute sincérité. Mais vois-tu, depuis que j’ai trouvé la route je suis splendidement heureuse, et parce que je t’aime bien je voudrais que toi aussi tu sois heureuse. Je ne te dis pas que je t’aiderai à le devenir : je ne puis rien. Mais toi, sois généreuse, et un jour, un soir, une nuit, où quelque chose d’immense et d’obscur criera en toi une faim de joie, une faim de paix, mets-toi tout simplement, tout pauvrement à genoux. Ne demande rien à Dieu, mieux que toi il sait ce que tu désires, mais dis-lui « Faites de moi ce que vous voudrez» (OC I, 133s).
Madeleine a bien compris que seul Dieu convertit les cœurs et que Lui seul peut donner la foi à ceux qui cherchent sincèrement la vérité. Cependant elle reconnaît que des témoins sont nécessaires, ayant pour tâche d’aider à écouter la faim et la soif de joie et de paix qui habitent leur cœur et à reconnaître justement dans ce « vide qui crie… la voix du berger».
Seul celui qui, adulte, d’athée est devenu croyant ou le croyant qui, adulte, est devenu athée, peut — s’il en juge ainsi — estimer quelle richesse dès la vie d’aujourd’hui est la foi pour le chrétien. Mais la plus grande de ses richesses, le chrétien ne peut pas vous la donner. Si Dieu permet qu’on verrouille ou qu’on crochète les cœurs, il ne donne à personne le droit de traverser les mêmes cœurs pour y être cru comme vrai. Mais il nous reste l’humble pouvoir de travailler à prouver que Dieu n’est pas absurde, il nous reste à affirmer que, sans avoir une foi religieuse, des hommes pensent qu’un Dieu existant est la réponse la plus raisonnable aux grandes questions de la vie. Avec Dieu possible, voyez-vous, tout garde pour nous une valeur possible. Mais un monde où Dieu ne serait plus possible est pour nous un monde de malheur où les biens cessent d’être possibles en cessant d’être relatifs à un grand « peut-être » de Dieu. (OC XI, 211)
Madeleine nous enseigne la nécessité et en même temps la faiblesse du témoignage – pour les croyants, c’est sans doute la plus grande des leurs pauvretés: ne pas pouvoir donner ce qu’ils ont de plus cher6 – mais si nous ne pouvons pas donner la foi à ceux qui ne croient pas, nous pouvons cependant nous donner nous-mêmes, en restant près d’eux, avec Dieu entre eux et nous7, en nous plaçant “au seuil du cœur” de chaque homme, certaine que même « si le monde refuse Dieu, le cœur de chaque homme est fait pour Dieu».
Cette nécessité de se placer à côté “au seuil du cœur” de chaque homme, certaine qu’Il y est déjà présent et à l’œuvre, pour Madeleine naît de la conviction que Une fois que nous avons connu la parole de Dieu, […] nous n’avons pas le droit de la garder pour nous: nous appartenons dès lors à ceux qui l’attendent.
Les autres ont donc le droit non seulement à l’annonce évangélique, mais à notre vie transformée par la Parole, et donc la Parole de Dieu, pour être transmise, demande à l’évangélisateur de sortir de lui-même, pour une véritable proximité avec tous, selon le style même de Jésus.
Près d’un incroyant la charité devient évangélisation, mais cette évangélisation ne peut être que fraternelle.
Nous ne venons pas offrir de partager généreusement ce qui serait à nous, c’est à-dire Dieu.
Nous ne venons pas comme des justes parmi les pécheurs.
Comme des gens qui ont conquis des diplômes parmi les gens incultes.
Nous venons parler d’un Père commun
— connu des uns, ignoré des autres.
— Comme des pardonnés, non comme des innocents.
Comme des gens qui ont eu la chance d’être appelés à croire, de recevoir la foi.
— Mais de la recevoir comme un bien qui n’est pas à nous, qui est déposé en nous
pour le monde. De cela, découle toute une façon d’être.
La proximité pour Madeleine doit d’abord être pleine de douceur, humble, fraternelle, désintéressée, comme quelqu’un qui tient à la vie de l’autre et est prêt à partager son destin. Et cette partage commence avec la simplicité de la charité, c’est-à-dire la bonté, une bonté sincère et gratuite comme celle de Jésus, qui ne confine pas les personnes dans des catégories, mais les rend à elles mêmes et à leur propre dignité, une bonté qui a le pouvoir d’oxygéner le cœur et de l’ouvrir au mystère de Dieu. Elle écrit: Si Jésus passait aujourd’hui dans nos rues, beaucoup parmi le « petit monde» diraient sans doute de lui : « Il est humain!
Dans ce même monde tout ce qui a remplacé la bonté : la solidarité, la générosité, le dévouement, sont accompagnés dans les vies individuelles d’une indifférence aveugle pour des multitudes d’êtres humains; dans la vie économique, d’un cynisme implacable; dans la vie politique, de cruauté; dans la vie internationale, d’un mépris gigantesque pour la faim des autres, la mort des autres, l’oppression
physique ou morale des autres.
Le cœur des hommes de notre temps asphyxie lentement, sournoisement d’une absence universelle : celle de la bonté. Aussi la rencontre d’un homme réellement bon, d’une femme réellement bonne, produit-elle […] un véritable phénomène d’oxygénation du cœur. Ces hommes, ces femmes réalisent que quelque chose d’essentiel à leur vie humaine leur est rendu.
La bonté du cœur venue du Christ donnée par Lui est pour le cœur incroyant un pressentiment de Dieu lui-même. Elle a, pour le cœur incroyant, le goût inconnu de Dieu et elle le sensibilise à sa rencontre.
Pour de nombreux professionnels, cela semble des mots trop naïfs, pauvres. Pour Madeleine, cette proximité sous le signe de la bonté doit être vécue tant sur le plan personnel que sur le plan ecclésial. Tout cela lui devint clair lors de son pèlerinage pour prier sur la tombe de Saint Pierre le 6 mai 1952, demandant que le renouveau missionnaire français soit gardé dans l’unité de l’Église: J’ai aussi beaucoup pensé que si saint Jean était « le disciple que Jésus aimait », c’est à saint Pierre que Jésus a demandé : « M’aimes-tu ? » et c’est après ses
affirmations d’amour qu’il lui a donné le Troupeau. Il a dit aussi tout ce qu’il était à aimer13 : « Ce que vous avez fait … »
Il m’est apparu à quel point il faudrait que l’Église hiérarchique soit connue par les hommes, tous les hommes, comme les aimant. Pierre : une pierre à qui on demande d’aimer. J’ai compris ce qu’il fallait faire passer d’amour dans tous les signes de l’Église.
Parce que la sienne est une Église mère, une miséricorde révolutionnaire qui doit être proche de la souffrance, y accéder en premier, avant tout assistant social, par l’amour d’une mère. Voici le véritable défi pour nos communautés (mais sont-elles vraiment des communautés ? Sommes-nous la famille de Dieu ou un immeuble à gérer ?). L’Église s’éloigne de la douleur. L’invitation est très
claire: Faire aussi que les chrétiens ne se laissent pas modeler par un idéal de miséricorde au rabais : ces chrétiens qui sont médecins, infirmières, travailleuses sociales. Parlons net : qu’un médecin, qu’une infirmière, qu’une travailleuse sociale ne se
contentent pas de ce travail correct qui les fait classer dans la catégorie des gens honnêtes et compétents.
Il faut retrouver le visage du Christ avec toute son intensité. Il faut une miséricorde révolutionnaire dans cette miséricorde de bureaucrate et de juste milieu.
Et ce visage du Christ il faut le conduire jusqu’aux extrémités du monde.
C’est-à-dire que lorsqu’on est Chrétien, il ne faut pas attendre d’être allé à Lourdes au pèlerinage national pour s’apercevoir qu’il y a des infirmes, des moribonds, des monstres ; ne pas attendre les enquêtes sensationnelles de quelques journaux pour penser qu’il y a actuellement une marée de souffrance.
Lorsqu’on a appris ces choses il faut penser que nous avons un cœur pour compatir, des mains pour soigner, des jambes pour aller vers tout ce qui a mal. Nous connaissons des chrétiens qui montrent ainsi le visage du Christ dans un des coins les plus douloureux de Marseille, d’autres dans des îlots misérables de Paris, d’autres ailleurs : mais tout cela est si peu de chose.
Le Pape François parlait d’hôpital de campagne. Certains pensent à en faire une clinique privée ! Il faut voir le monde avec compassion pour comprendre ses souffrances, sinon nous ne les remarquons pas ou les observons avec un oeil purement sociologique.
Madeleine écrivait: Le monde se tord dans des douleurs presque infinies. C’est à l’Église de le soigner. L’Église, elle est comme une mère anxieuse à la porte d’un hôpital où des étrangers soignent ses enfants. Elle ne demande pas qu’à tous les écriteaux existants on en ajoute un nouveau : ici l’Église. Mais elle attend de nous, que par nous elle puisse s’asseoir à tous ces chevets.
Ne croyons pas ceux qui nous disent : « Le temps de la miséricorde chrétienne est passé; méfiez-vous de trop aider les gens, de les secourir; mission n’est pas compassion».
Le Christ est passé en faisant le bien dans le monde qui était le sien.
En nous, il doit continuer à passer, dans ce monde que nous voulons à lui.
Libérés des moralisations agaçantes, malades, déformantes, qui nuisent surtout à la morale, la rendant distante et restrictive et non encourageante et positive, sans des yeux qui voient le mal partout, qui pensent plus à le condamner qu’à aimer, Madeleine Delbrêl comme le Pape François et le Pape Léon, nous aide à voir dans les milieux athées ou indifférents la condition favorable à la conversion.
Un milieu athée n’est pas totalement un mauvais lieu où [des] tentations tendent [des] embuscades à la foi, mais une terre de conversion où Dieu a prévu des épreuves qui, choisies par Lui, reconnues par nous, feront de notre foi, là même où elle doit lutter, la foi saine et vigoureuse que Jésus-Christ nous a donnée.
Nos déserts spirituels contemporains sont comme une “nuit de l’esprit” épocale, c’est-à-dire caractéristique de notre époque, qui devient une opportunité pour une Pentecôte renouvelée. Y être n’est pas accepter passivement ou pire, en devenir complices, mais c’est la prémisse indispensable pour semer l’amour du Christ.
St Jean de la Croix vous dirait, car il la voit, l’immense et inconsciente misère du monde aujourd’hui. Ce que Dieu veut sûrement, c’est une compassion et une espérance proportionnée à une telle misère, une foi capable de glorifier Dieu là où il veut l’être. Dans ce monde « qui change » si soudainement, si brutalement, on dirait que le Seigneur veut que sa rédemption passe par des vies qui se laissent changer à son gré… bouleverser. Il semble vouloir de gens qui dans cette sorte d’aventure savent qu’ils ne manquent de rien et sont en paix.
Pourtant ces contacts de l’athéisme actuel ou bien de l’incroyance ou bien de l’indifférence ne doivent pas être seulement générateurs de la charité missionnaire, ils doivent être générateurs d’une foi vitalisée, d’une foi dilatée pour recevoir plus de lumière.
En effet, de tels contacts nous amènent à ne plus considérer le don de la foi, l’aptitude qu’elle nous donne à contempler Dieu, comme un fait auquel nous serions habitués, mais comme un trésor extraordinaire et extraordinairement gratuit.
Ces contacts nous apprennent à être éblouis de la grâce. […] s’ils nous font pénétrer dans une anxiété, dans une certaine douleur missionnaire, éclairent les vrais fondements de la joie chrétienne.
Seul l’amour change la vie.
Le café n’est plus alors un lieu profane,
ce coin de terre qui semblait vous tourner le dos.
Nous savons que, par vous, nous sommes devenus
la charnière de chair
la charnière de grâce
qui le force à tourner sur lui,
à s’orienter malgré lui
en pleine nuit,
vers le Père de toute vie.
En nous, le sacrement de votre amour s’opère.
Nous nous lions à vous avec toute la force de notre obscure foi
nous nous lions à eux avec la force de ce cœur qui bat par vous
nous vous aimons
nous les aimons
pour qu’une seule chose soit faite avec nous tous.
En nous, attirez-les tous à vous…
On retrouve sa conception du service social comme miséricorde et comme carrefour de rencontres et tâche de liaison: Nous sommes dans un perpétuel entre-deux; profitons-en pour servir de charnière. […]
Nous avons toutes un peu de l’unité à faire. […] Ne cherchons pas plus loin, mais ne refusons pas, après avoir touché du doigt et du cœur, tant de déchirures, d’en être les ravaudeuses… C’est un métier de femmes, il est fait pour nous.
C’est le programme du Pape Léon, qu’il a résumé celui du Pape François. Le pape défunt a montré combien le monde a besoin du Pasteur, des pasteurs, de chrétiens capables de rencontrer et d’aimer gratuitement. Derrière ce besoin ne se cache-t-il pas un besoin renouvelé du Bon Pasteur ? Ce Pasteur qui n’abandonne pas ses brebis au point de donner sa vie, mais qui sait qu’il a «d’autres brebis qui ne viennent pas de cet enclos ». Ces brebis aussi «entendront ma voix », dit Jésus, « et elles deviendront un seul troupeau, un seul pasteur » (Jn 10,16).
Lisons attentivement les ouvertures et les questions de ce temps, qui exigent peut-être de notre part une présence renouvelée, une capacité d’empathie et de communication créative. Le pape François nous a appris à sortir de la logique du consensus et de l’habitude, de l’alibi du découragement et de la complaisance, de la tentation de juger sans aimer, d’échanger le dialogue avec la complaisance pour la mentalité commune. Il nous a exhortés à être une Église maternelle, « inquiète, toujours plus proche des abandonnés, des oubliés, des imparfaits » (Discours, 10 novembre 2015), recommandant «l’éloquence des gestes».
Il a demandé à tous de parler du Christ, il a parlé du Christ avec une insistance émouvante et beaucoup de sagesse humaine, réaffirmant l’essentialité du kérygme, de cœur à cœur, révélant l’humanité de l’Évangile afin qu’il réponde aujourd’hui à la recherche d’espérance, de sens et d’avenir des personnes. Il nous a demandé de le faire sans peur et sans arrogance, forts de la sainteté, toujours avec cette sympathie qui attire, communique, crée des relations avec, tous. Tout çà sans peur d’être contaminés parce qu’avec une identité claire et
avec la pureté du cœur, en mettant son amitié en circulation, en la donnant.
L’unité est autour du pape Léon qui marche, comme il l’a dit, « sur le chemin de l’amour de Dieu, qui veut que nous soyons tous unis en une seule famille. Amour et Unité: ce sont les deux dimensions de la mission confiée à Pierre par Jésus».
Sa seule autorité, et la nôtre, est la charité du Christ.
«Frères et sœurs, c’est l’heure de l’amour! […] Ensemble, comme un seul peuple, comme des frères tous, marchons vers Dieu et aimons-nous les uns les autres».
Madeleine est une sœur qui nous pousse passionnément à enfourcher nos vélos et à aller à la rencontre de tous, en assumant tout pour le changer en l’aimant.
